Le non-être

« Nulle différence entre l'être et le non-être, si on les appréhende avec une égale intensité. »
«De l'inconvénient d'être né », Emil Cioran.



Là où le non-dit règne sur les eaux d’une langue muette, l’Etre tient prisonnier le Non-être qui rêve de se déchaîner un jour…

On dit que l’Etre ne se révèle que par l’expérience de l’existence, une expérience où l’être est l’agent et l’action à la fois. Mais qu’est-ce qu’une expérience du Non-être? On serait tenté d’affirmer que c’est la mort, le vide ou la négation elle-même. On peut soutenir que cette expérience existe, car l’être peut la concevoir, mais à la différence de l’expérience de l’existence qui se définit par la représentation, l’expérience du non-être ne peut pas être représentée.
Le fait de « non-exsistere » est une expérience en elle-même, mais pour laquelle on ne trouve ni des mots suffisamment vrais pour la décrire, ni des gestes, ni des pensées. Ou bien, le champ du non-être pourrait être représenté justement par des non-mots, des non-gestes, des non-pensées. Pourquoi? C’est comme si l’être connaissait ces concepts du Non-être, mais il ne pourrait pas les employer dans son régime d’existence puisqu’il ne connaît pas la signification que le Non-être leur donne. Car l’être peut concevoir le Non-être de la même manière que le Mot touche le non-Mot. La pensée sur la non-pensée reste une pensée. Sur la scène de la mimique, si on essaie de représenter un non-geste, on le fait toujours par un geste. La non-existence du Non-être est, en essence, une marque de l’existence. Non seulement ces choses sont liées entre elles, mais elles ont des nœuds très serrés. L’Etre et le Non-être sont comme deux cœurs unis, l’un blanc, l’autre noir, inondés les deux par le même sang rouge de l’existence.

L’Etre contient, d’une certaine façon, le Non-être de la même manière que le Tout contient le néant. Si on dit « d’une certaine façon » ou « vice-versa » ou d’autres notions qui tiennent de la relativité, on le fait parce que, même en travaillant sur un territoire qui est « peuplé » par des absolus, on n’a pas la prétention d’atteindre la vérité absolue par ce qu’on vient de dire ou par ce qui suit. On présente une vérité subjective, non pas la Vérité. En revenant à l’idée de la contenance réciproque, on peut imaginer qu’on a affaire à une sorte de matrioshka cosmique. Car, si la notion de Tout se rapporte à tout ce qui existe, d’une manière palpable ou d’une manière métaphysique ( en admettant que même ce qui est représenté comme non-existant existe), le néant, comme catégorie métaphysique, fait partie de cet univers appelé Tout. Ainsi, l’être qui est contenu par le Tout, englobe à son tour la vie et la mort, la réalité et l’irréalité, inclut le non-être et s’inclut lui-même.

D’un autre point de vue, on parle d’une sorte de réciprocité. Le Tout ne peut pas se définir en tant que tel car il lui manque une conscience propre, même si la conscience elle-même est renfermée dans le Tout. Si le Tout, par sa nature, contient l’être, l’être contient également des fragments du Tout au niveau de la réalité et il contient le Tout, dans toute sa complexité, au niveau de sa conscience. Car c’est l’être qui donne au Tout la valeur de Tout. L’être étant le Tout et le Tout étant dans l’être, cette pensée mène à l’idée que le Tout se trouve au niveau de l’intériorité de l’être. C’est une intériorité réciproque.

On a convenu que du point de vue de l’existence, « Etre et Tout se confondent parfaitement, donc ils sont parfaitement identiques ». Alors, dire que deux choses qui sont identiques sont également l’une à l’intérieur de l’autre c’est un paradoxe. Mais cette intériorité réciproque dont on a parlé est possible seulement à des niveaux différents. Le Tout comprend l’être par nature, tandis que l’être emploie sa couche de conscience pour envisager le Tout. Qu’est-ce qui fait qu’une noix soit une noix? Le cerneau de noix ou la coquille? Ou les deux ensembles? Est-ce qu’une coquille brisée est toujours une noix? De même, le Tout, lorsqu’il est une coquille compacte, il contient «la pulpe de l’être» qui reste là, cachée comme une perle. Mais lorsque la coquille est brisée, l’Etre s’empare du Tout et le reconstruit en soudant ses parties broyées.

Par exemple, on dit que c’est un monde entier qui se trouve dans la tête d’un homme. Physiquement, dans le crâne d’un homme il n’y a pas assez de place pour un monde qui suppose un espace, un temps et un contenu immenses. Le crâne de l’homme est destiné au cerveau. Mais les facultés du cerveau humain (raisonner, analyser, imaginer) lui donnent la possibilité de contenir le monde, même si c’est le monde qui contient l’homme. C’est une relation de complicité et de réciprocité qui se retrouve admirablement illustrée par la célèbre phrase de Sartre : « Tu me tiens, mais je te tiens aussi. » (« Huis clos »). Le monde est le récipient seulement pour ce que l’homme a de matériel, tandis que l’homme est maître du monde par ce qu’il a de spirituel. C’est vrai que la pensée de l’homme n’a ni temps, ni espace, ni contenu intrinsèques, mais quand même, c’est la pensée et l’intuition spirituelle de l’homme qui ont établi toutes ces frontières ou ces « non-frontières » du monde.
Si on conçoit l’Etre comme étant, pourtant on ne peut pas concevoir le non-être comme n’étant pas. Car, le Non-être se trouvant d’une façon transcendantale dans l’être, on doit reconnaître le Non-être comme y étant également. ( « This is the old Platonic riddle of nonbeing. Nonbeing must in some sense be, otherwise what is it that there is not ? » W. Quine). Le Non-être « has his being as un unactualized possible » (W. Quine). La négation ne doit pas nous faire penser au non-être séparément de son être. Ce sont deux pôles opposés. Il y a une existence commune, mais pas un rapport d’égalité. L’être est comme la cosse qui contient dans son intérieur le grain de petit pois qui est le non-être et c’est toujours la conscience qui est coupable de cette inégalité. Bien sûr, on est d’accord avec la modalité dualiste dont Descartes a peint l’univers. On doit faire la distinction claire entre « les deux sortes de subsistance, l’une pour les choses matérielle et l’autre pour les idées ». L’existence matérielle n’a rien à voir avec la grande Existence qu’on essaie de disséquer ici. On se retrouve entièrement dans le plan « idéatique » où l’Etre, le Tout et le Non-être sont les « vivants » de cette grande Existence.

L’Etre, conçu comme entité qui possède une conscience, existe et cette affirmation de lui-même n’est rien d’autre qu’une con-firmation. Le Non-être n’a pas le même destin. Il lui manque cette con-firmation. Il lui manque l’indépendance aussi car ses synapses le tiennent dans un état de « vassalité » envers l’Etre. Pourquoi ? Par exemple, si on fait appel au dictionnaire pour rendre plus clair le statut du Non-être, on va trouver la définition suivante: « le non-être signifie l’absence de l’être », donc c’est tout un univers où l’être n’apparaît pas. Voilà pourquoi le Non-être ne peut pas se définir en tant que tel, ne peut pas exister sans une existence préalable de l’Etre. Et l’Etre a besoin à son tour du Non-être pour établir ses frontières. « Etre immuable, c’est être, et changer c’est n’être pas; or l’être est, et il est connu devant sa privation, qui est non-être. ( Bossuet, « Elévation à Dieu sur tous les mystères de la religion chrétienne »).

Mais le Non-être ne signifie pas seulement absence d’existence, la définition nous dit qu’il est « absence de réalité » également. Cela est intuitif, car on est bien d’accord que c’est l’Etre qui établit le réel. Une flûte de Pan est réelle parce que l’étant (l’enfant de l’être), par tous ses sens, peut démontrer son existence. On la touche, on joue de la flûte, on l’entend, on la sent non seulement au niveau matériel, mais aussi au niveau spirituel. Mais est-ce qu’il y a un correspondant non-existentiel de la flûte de Pan? S’il y avait des mathématiques abyssales, on pourrait, peut-être, découvrir que le Non-être est un nombre premier de l’Etre.
Ce serait une question bien intéressante de percevoir le statut du Non-être par le prisme de la conception chrétienne. Dans ce sens, on continue d’une façon plus concrète la dualité proposée par Descartes. Pour la religion chrétienne, le Non-être n’est pas l’absence de l’Etre, mais un contraire de l’Etre. On se retrouve sur l’axe Bien – Mal, Plénitude-Néant où on attribue au Non-être le côté négatif, infernal. On le considère comme un vacuum, la « moitié blême » du visage de Dieu. Le Non-être est la déchéance de l’Etre, une sorte d’existence contre l’existence, un moyen d’être contre la nature de l’Etre. Ou bien on le retrouve comme l’image de l’échec de l’Etre, l’insuccès de son but d’être. Cette déchéance de l’Etre dans sa mission le pousse vers l’in-existence du Non-être qui est contre-nature, irrationnelle. Pour les chrétiens, le non-être est le péché de l’Etre, et ceci se rapporte directement au néant qui est la « mesure de l’anéantissement de la plénitude existentielle » ( Christos Yannaras ).

Est-ce qu’on peut parler d’un non-être primordial? Cette idée est bien légitime si on pense à une origine non-existentielle (le chaos d’avant la genèse) qui a enfanté l’Etre même. De la sorte, le Non-être pourrait être défini comme ce qui s’est refusé à la création de Dieu, ce qui est resté la matière incréée. Mais si on considère vraie cette conception d’un Non-être puissant qui s’est opposé à Dieu, on se retrouve dans une position hésitante face au statut de Dieu. Car la conscience du Non-être ( dans ce cas on est obligé de lui accorder une conscience ) serait plus forte que la conscience de Dieu. Le Non-être échapperait au contrôle divin. Cependant, cette conception tombe, car il nous manque les arguments pour démontrer qu’il y a quelque chose de plus « absolu » que Dieu. On serait peut-être plus proche de la vérité si on superposerait l’existence de Dieu sur l’existence du Non-être, les deux n’étant qu’Un. Dieu serait le Non-être qui se distingue de l’Etre justement par une existence et une conscience sans commencement et sans fin. De ce point de vue extrémiste, c’est le Non-être qui enfante l’Etre. L’Etre se métamorphose dans la membrane du Non-être par la négation de lui-même. L’annulation de l’Etre mènerait à la renaissance du Non-être d’où il est parti. « Et l'un et l'autre [Dieu le Père et Dieu le Fils] seraient-ils le Dieu tout-puissant et créateur, s'ils ne pouvaient rien créer ni changer le non-être en être, sans se changer et s'altérer eux-mêmes ? »(Bossuet, « Elévation à Dieu sur tous les mystères de la religion chrétienne »).

On dit également que Dieu, étant la conscience suprême, a créé le Non-être comme un revers de la Vie qui caractérise l’Etre. Si l’Etre est supposé à avoir de la Vie, le Non-être ne serait rien d’autre que « la mort de l’Etre ». Mais, la connaissance n’aide plus après l’ « enterrement » de l’Etre. On ne sait pas si le Non-être serait une autre existence de l’Etre après sa mort. En revanche on pourrait affirmer que le Non-être est un avatar de l’Etre. Rien n’est sûr. Le domaine du Non-être est une « non-connaissance ».

Ce qui fait si difficile de parler du Non-être c’est l’absence d’un langage et surtout d’un non-langage qui lui soit spécifique. Le Non-être serait tout ce qu’on ne peut pas connaître, tout ce qui n’a pas de corps, de substance, de contenu, d’essence. C’est ce qui n’est ni mouvement, ni vol, ni onde, ni vibration, ni platitude, mais plutôt un état incompréhensible, un plasma dont les ingrédients restent inconnus. On mentionne dans ce sens une sorte d’équivalence du Non-être avec les « Non-mots » de Nichita Stanescu. On a une immensité de possibilités d’imaginer qu’est-ce qu’un « non-mot » pourrait être : une photo, une onde sonore, un geste, le mot d’un extraterrestre, la matière du langage non-existentiel, etc., mais avant d’envisager tout cela, dans le plan du langage objectif, le non-mot reste toujours un mot. De même, on a toute une liberté de représenter le Non-être et son territoire, mais on ne peut pas éviter son essence d’ « être ». La Bible soutient que le commencement du monde et de l’Etre se place sur le signe du Mot. En conséquence, tout ce qui se trouve en dehors de ce cercle existentiel se place sous le signe du Non-mot, c’est-à-dire, de ce qui n’est ni explicable, ni exprimable, ni représentable.

Cette « non-connaissance » qui caractérise parfaitement le Non-être le transforme dans un système des pensées qui peuvent être toutes vraies et fausses, à la fois. La raison humaine fonctionne d’une manière très intéressante pour combler ses lacunes. Pour elle, le Non-être n’est pas une lacune, mais un trou sans fond. Et alors elle jette dans ce trou des « pierres » méditatives. Il n’y a pas de contre-arguments. Parfois, il n’y a pas d’arguments non plus. Le Non-être permet la liberté. On peut le placer sur la planète Jupiter, ou dans l’enfer de Dante, sur la Lune ou dans un météore. Peut-être, il est, tout simplement, une autre dimension, un monde parallèle, un univers virtuel… une abstraction équivoque de cinq sens humains, la quintessence de la matière où sa potentialité qui apparaît au sixième sens. Tout est possible. Ou bien, il n’est qu’une folle pensée dans la tête de l’homme, habitué à trouver des couples, des relations binaires et antonymes même là où il n’y en a pas. Et il a trouvé le Non-être comme opposant à l’Etre. Le Non-être est une illusion, il n’existe pas…Et, à peine maintenant, le Non-être commence à être… Connaissance apophatique: le Non-être commence là où la conscience cesse.
Essayons de déceler ces deux entités dont on a parlé jusqu’à présent dans la peinture de Rembrandt, « Philosopher reading ». C’est un exercice d’interprétation qui rendra, peut-être, plus claires les deux corps métaphoriques de l’existence qui s’entremêlent et s’entre-tuent.

Pour cette toile, le peintre a utilisé seulement deux couleurs et leurs nuances diverses: le noir et sa nuance d’un « gris-souris » et le jaune qui développe un jaune rougeâtre et un jaune lumineux. On a le thème du philosophe qui lit, mais ce qui compte surtout c’est la guerre de ces deux couleurs, la guerre de la lumière (qui éclate en dehors de la fenêtre) contre les ténèbres (qui envahissent les voûtes de la chambre). Si on oublie pour un moment le philosophe et si on va fermer la fenêtre, la chambre sera submergée par les ténèbres. Le coin de la fenêtre restera seulement un rayon de lumière pâle, affaiblie. Cette chambre est le Non-être, l’obscurité qui envahit tout et qui domine toute chose par un état de suspension, c’est le précipice annihilateur. La lumière qui règne en dehors de la fenêtre est la conscience qui révèle et se révèle à l’Etre. Elle vainc le Non-être, le contrôle. L’Etre est le philosophe et tout ce qu’il touche fait partie de cet Etre. Là où se trouve assis le philosophe, il est éclairé latéralement par la lumière qui pénètre dans la chambre et qui écarte le voile de l’obscurité qui demeure menaçante juste devant l’Etre. Il a une position humble et digne, à la fois. Plutôt calme. C’est comme si l’Etre serait juste un intermédiaire entre la conscience et le Non-être. Il est éclairé par l’une et assombri par l’autre.
Rien ne nous empêche de réinterpréter la peinture par les lunettes de l’esprit. Qui est-ce qui est le protagoniste de la peinture? Le titre indique un philosophe, la sagesse incarnée dans le corps d’un vieux, un moine peut-être dans sa cellule, les yeux abaissés sur le Livre Saint. Moi, je pense que c’est Dieu écrivant la Bible du Destin, l’Etre en chair et os dans sa posture sublime de Connaissance et Conscience. Cependant, notre point d’intérêt n’est pas l’Etre, mais son frère, le Non-être. Et on le perçoit, glissant et froid comme un serpent sur la plancher. Le Non-être est l’ombre de Dieu, empire des ombres frémissantes et non-animées. Si on touche le lieu où l’ombre reste clouée, est-ce qu’on peut soutenir qu’on a touché vraiment son ombre? Cet être aérien, sans substance et sans contour, est un habitant fantomatique du Non-être qui se plie et se moule sur les déformations de l’Etre.

Tout ce qu’on a essayé de présenter ici, à l’aide des mots ou de la peinture, ce n’est pas le Non-être, mais de différentes perceptions de ce qu’on appelle l’esprit du Non-être. Car, « toute chose, être ou non-être a un esprit », comme disait Brancusi. De plus, hors l’existence, l’Etre et le Non-être ont en commun l’éternité qui caractérise cet esprit. Et ce que l’esprit unit (comme il a unit l’Etre et le Non-être dans la substance du Tout) la conscience sépare. C’est par l’intermédiaire de cette conscience que chaque être est ce qu’il est vraiment. Même l’être se conçoit lui-même à travers sa conscience. Voilà le chemin le plus court d’arriver à la « conscience suprême » qui est liée à la conscience de l’être et qui est, à la fois, sa limite.